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La responsabilité des organisations en matière de négligence criminelle, 20 ans plus tard

Article signé par Me Annie Gadoury

Le 7 novembre 2003, la Loi modifiant le Code criminel (responsabilité pénale des organisations)1 recevait la sanction royale.

Ce projet de loi visait à faciliter les poursuites criminelles contre les organisations et leurs têtes dirigeantes et créait une nouvelle obligation de supervision. Cette importante modification législative avait pour origine le désastre de la mine Westray du 9 mai 1992 en Nouvelle-Écosse où 26 travailleurs avaient tragiquement perdu la vie à la suite d’une explosion. La négligence des dirigeants ayant été confirmée comme directement en lien avec la tragédie. 20 ans plus tard, où en sommes-nous?

Bien que relativement peu nombreuses, des décisions ont été rendues par les tribunaux canadiens au fil des ans prononçant des condamnations criminelles à l’égard de certaines organisations et de leurs dirigeants, en application de cette nouvelle réalité. Dans diverses provinces canadiennes, des entreprises ont donc été condamnées à des amendes importantes et des dirigeants d’entreprises se sont vu imposer des peines d’emprisonnement.

Malheureusement, ça n’arrive pas qu’aux autres. En effet, ici même au Québec, nous retrouvons certaines décisions en matière de négligence criminelle causant des lésions corporelles ou la mort pour des événements en milieu de travail. Parmi celles-ci, une retient particulièrement l’attention puisqu’elle a été portée en appel devant la Cour d’appel du Québec.

Les faits se déroulent le 11 septembre 2012, à Saint-Ferréol-les-Neiges, sur un chantier de parc éolien. Le travailleur, Albert Paradis, est conducteur de camion lourd. Il se rend au chantier pour récupérer des pièces d’éoliennes. Le système de freinage de son camion étant défectueux, le travailleur perd le contrôle de son véhicule dans une pente descendante, terminant sa course dans un ravin. Il décède sur le coup.

La Cour du Québec, dans sa décision du 14 février 2019, a déclaré coupable l’entreprise C.F.G. Construction inc. de négligence criminelle causant la mort, ayant fait défaut d’entretenir de façon adéquate le camion que conduisait le travailleur, démontrant ainsi une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la sécurité ou la vie du travailleur, puisque les défectuosités des freins avaient été maintes fois dénoncées par le travailleur, en vain. La Cour a imposé à l’entreprise une amende de 300 000 $, en plus d’une suramende de 15 %, et d’une ordonnance de probation de 3 ans comprenant des conditions strictes, dont le respect est sous la responsabilité du président de l’entreprise. Le 11 août 2023, la Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel de l’entreprise, réitérant que la négligence criminelle survirent lorsqu’il y a insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui, c’est-à-dire un écart marqué et important avec la conduite de la personne raisonnable2.

Autres cas

Le 21 juillet 2017, la Cour du Québec a condamné l’entreprise Century Mining Corporation, en Abitibi, à une amende de 200 000 $ pour négligence criminelle causant des lésions corporelles. Les faits dans cette affaire remontaient à 2007, où un travailleur avait perdu la vue et subi d’importantes blessures après avoir été écrasé par un camion lourd. L’entreprise a été reconnue coupable de négligence criminelle, puisqu’elle avait failli à l’identification des risques et n’avait pas avisé le conducteur du camion de la présence de travaux de forage.

Le 8 décembre 2017, toujours en Abitibi, la Cour du Québec a rendu une décision en matière de négligence criminelle acquittant l’entreprise Ressources Metanor inc. pour des faits remontant au 30 octobre 2009. Trois travailleurs avaient alors perdu la vie dans une mine de Desmaraisville lorsque la cage qui devait les descendre sous terre s’est retrouvée immergée dans l’eau. L’acquittement a été prononcé car il n’a pas été possible de démontrer hors de tout doute raisonnable la responsabilité directe de l’entreprise dans l’événement, mais un acquittement n’efface évidemment pas les longues années de poursuites judiciaires et de stress subis par les dirigeants de l’entreprise.

Dans une autre décision, le président de l’entreprise S. Fournier Excavation inc. a été déclaré coupable de négligence criminelle causant la mort et d’homicide involontaire le 1er mars 2018. En raison de la règle prohibant les déclarations de culpabilité multiples pour une même infraction, un arrêt de procédure a été prononcé sur le chef de négligence criminelle, mais le juge l’a néanmoins reconnu coupable de cette infraction et l’a condamné à 18 mois d’emprisonnement, 10 ans de prohibition d’armes, 2 ans de probation et suramende compensatoire. Le triste événement ayant mené à cette condamnation se déroule le 3 avril 2012, à Lachine. Les services de l’entreprise sont retenus pour remplacer une conduite d’égout. L’entrepreneur opère la rétrocaveuse et deux employés s’affairent au remplacement du tuyau. Alors qu’un des travailleurs se trouve au fond de la tranchée, une des parois s’écroule, et le travailleur se retrouve coincé par les débris. L’employeur tente de lui venir en aide, mais un nouvel éboulement survient, achevant d’ensevelir le travailleur causant son décès. L’employeur est aussi partiellement enseveli et a subi des blessures importantes. La preuve a démontré que la tranchée n’avait pas été creusée dans les règles de l’art et qu’il y avait un danger évident d’effondrement, qui s’est d’ailleurs matérialisé3.

Pensons aussi à la tragique histoire du jeune homme de 18 ans à la boucherie Huot de Lévis, dont la vie a basculé le 10 novembre 2016 lorsqu’il a chuté dans un hachoir à viande dont le dispositif de sécurité était défectueux, permettant à l’appareil de fonctionner même lorsque le couvercle était ouvert. Il a subi d’importantes blessures à la tête et au bras, lui laissant de lourdes séquelles permanentes. Les propriétaires de l’entreprise, père et fils, ont été tous deux condamnés pour négligence criminelle causant des lésions corporelles. La peine leur ayant été imposée en 2021 étant de 90 jours d’emprisonnement discontinus et une indemnisation de 125 000 $ à la victime. Notons qu’il est très inhabituel de voir un montant remis directement à la victime dans ce genre d’affaire.

Il ne s’agit ici que d’un échantillon des décisions en matière de négligence criminelle des organisations et de leurs dirigeants, puisqu’il s’agit des décisions les plus récentes, et uniquement au Québec.

Ces décisions rappellent l’importance pour les entreprises d’être consciencieuses et diligentes, et démontrent l’impossibilité pour les dirigeants négligents de se cacher derrière leur entreprise. Même si les victimes de ces événements reçoivent une indemnisation de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) et même si la CNESST a le pouvoir d’imposer des amendes (parfois très salées) aux organisations qui ne rencontrent pas leurs obligations en matière de SST, des accusations de négligence criminelle peuvent être portées lorsque les faits le justifient.

La négligence criminelle n’implique pas toujours de poser des actions, bien souvent c’est l’inaction qui est condamnée. Si les actions ou les inactions démontrent une insouciance déréglée ou téméraire envers la vie ou la sécurité d’autrui, et si l’action ou l’inaction s’écarte de façon importante de la conduite d’une personne normalement prudente placée dans les mêmes circonstances ayant eu conscience du risque grave sans l’écarter ou lui accorder de l’attention, la situation pourrait mener à une condamnation, tant pour l’entreprise que pour ses dirigeants personnellement.

1Projet de loi C-45, chapitre 21, 2003.

2R. c. CFG Construction inc. 2019 QCCQ 1244, R. c. CFG Construction inc. 2019 QCCQ 7449 et CFG Construction inc. c. R. 2023 QCCA 1032.

3R. c. Fournier 2018 QCCQ 1071 et R. c. Fournier 2-18 QCCQ 6747.

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